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LA MARINE, VICHY, LES ANTILLES…
Maître de conférences en Histoire contemporaine à l’Université de Bretagne-Sud, Jean-Baptiste Bruneau, ancien chercheur au Service Historique de la Défense (SHD), s’est attaqué à un sujet longtemps demeuré tabou : la place de la Marine dans le dispositif de la « Révolution nationale », son rôle mais aussi sa responsabilité dans la mise en place et dans le maintien du régime de Vichy de 1940 à 1943. Un épisode de l'Histoire épineux longtemps sujet à des clichés que l’historien éclaire sous un jour.
En quoi les Antilles sont-elles un enjeu pour la Marine et la France occupée pendant la seconde guerre mondiale ?
Les Antilles tiennent dans l’imaginaire des officiers de marine de la IIIème République une place à part. C’est d’abord l’escale traditionnelle de l’école d’application des enseignes de vaisseau de la Marine française. À ce titre, elles sont, dans la mythologie navale, « le paradis des w ».
Paradoxalement, cette place de choix dans les imaginaires est inversement proportionnelle à leur importance stratégique. En raison de la situation de ce théâtre d’opération, au cœur de la mer des Caraïbes sur laquelle les Américains n’entendent pas voir leur autorité disputée, les forces navales françaises y sont en effet réduites à une fonction essentiellement symbolique.
À la déclaration de guerre, le théâtre des opérations des Antilles est placé sous le commandement d’un brillant marin, l’amiral Robert. Fin connaisseur du monde anglo-saxon, il est de surcroît nommé haut commissaire de la République aux Antilles et en Guyane. Il concentre donc avec des pouvoirs politiques considérables qui empiètent sur ceux des gouverneurs.
Partisan forcené du nouveau régime, il fait appliquer dans toute leur rigueur les directives de Vichy. La Marine sort de son rôle militaire pour endosser des fonctions dévolues à l’administration coloniale, renvoyant à la fameuse « marée bleue », cette pénétration par les officiers de Marine de l’appareil gouvernemental et administratif du régime pétainiste. Aux Antilles, cette situation a conduit à de nombreuses dérives.
Pourquoi vous êtes vous attelé à l’écriture d’une page de l’Histoire de la Marine méconnue, voire longtemps tue ?
Effectivement, l’histoire de la Marine pendant la seconde guerre mondiale est longtemps restée confinée à une lecture très opérationnelle de son action.
Qu’il s’agisse des drames de Mers-el-Kébir au cours duquel la flotte britannique a ouvert le feu en juillet 1940 sur les bâtiments français de la « force de raid », de l’opération de Dakar au cours de laquelle les navires français ont été engagés en septembre 1940 contre les bâtiments de la Royal Navy, ou a contrario des opérations d’éclat comme le départ du Casabianca de la rade de Toulon au moment du sabordage de novembre 1942, ou encore le sacrifice du commandant du sous-marin Poncelet qui disparaît avec son bâtiment en novembre 1940 au Gabon…
Ces épisodes et cette vision occupent l’essentiel de la production historiographique sans que soit réellement interrogée la place de cette armée dans la politique de Vichy autrement qu’à travers la figure singulière de l’amiral Darlan, dauphin du maréchal Pétain à partir du printemps 1941.
Celle-ci servant d’ailleurs autant d’exemple que de repoussoir. Elle permet de lui faire endosser tous les griefs nés de l’implication politique de la Marine dans le régime de la Révolution nationale et donc d’évacuer la participation des marins, ainsi que les motifs, notamment idéologiques, qui l’ont dictée.
Pourquoi plus précisément explorer cette tranche de l’Histoire de la Marine ?
Lorsque j’ai travaillé pour un article sur l’épuration administrative de la Marine, j’ai découvert l’existence d’une commission d’enquête sur les évènements survenus aux Antilles pendant la guerre.
J’ai pu ainsi retrouver des archives ainsi que quelques précieux témoignages directs. Dès lors, les Antilles me sont apparus comme un cas d’école, bien que paroxystique, de cette dérive politicienne de la Marine dans le cadre du régime de Vichy.
Explorer ce sujet m’a semblé d’autant plus intéressant qu’il avait été délaissé par les historiens qui, faute d’archives, avaient rabattu toutes les responsabilités sur l’amiral Robert tout en percevant souvent très justement la place de la Marine sans réussir à la déterminer précisément.
Quel rôle a joué précisément la Marine finalement aux Antilles ?
Un rôle de clé de voute ! C’est grâce à elle que le régime de Vichy s’est installé aux Antilles, malgré la volonté de la population, et c’est surtout grâce à elle qu’il s’y est maintenu pendant trois ans au prix d’un régime policier, idéologiquement convaincu par le projet de révolution nationale impulsé depuis Vichy, et de mesures d’encadrement particulièrement violentes.
Dans le cadre de ce régime, les marins sont sortis de leurs fonctions militaires pour occuper des postes politiques qui les ont conduits à une mise en coupe réglée des îles de la Guadeloupe et de la Martinique. Si l’on ajoute à cela le désœuvrement, l’isolement vis-à-vis de la métropole, le sentiment de détenir seule la vérité, une consommation excessive d’alcool et de rhum pour supporter l’ennui, on aboutit à un cocktail qui détonne à chacun des grandes étapes de la guerre, au moment de l’armistice, au moment du débarquement en Afrique du Nord et de la reprise du combat contre les forces de l’Axe.
Paradoxalement, si l’amiral Robert apparaît rétrospectivement comme le grand responsable de cette incurie, les responsabilités sont partagées en raison de l’attitude des officiers supérieurs, commandants d’unité sur zone, qui le contraignent initialement à rallier le régime né de la défaite de 1940, et lui interdisent tout retour en arrière.
Quels enseignements peut-on tirer aujourd’hui de cet épisode de l’Historie de la Marine ?
Outre le fait qu’elle permet de relire avec des yeux un peu moins naïfs l’action de la Marine pendant la guerre - regard qui a longtemps été celui de l’institution qui s’est réfugié derrière la formule commode « dans la Marine on ne fait pas de politique » - elle est riche d’enseignement sur les risques auxquels sont soumis tous les navires à la mer.
Elle montre notamment les risques de l’inaction sur les équipages comme sur les officiers, inaction qui poussera les marins des Antilles vers les mutineries du printemps 1943 qui fragiliseront de manière irrémédiable le pouvoir de l’amiral Robert jusqu’à sa reddition en juillet de la même année »
Visuels © DR
› À LIRE
La Marine de Vichy aux Antilles.Juin 1940-juillet 1943 de Jean-Baptiste Bruneau. 290 pages - 26 € (Les Indes savantes)