Lancé en 2007, le blog Embarquements cesse momentanément ses parutions.
ANNE ET «SA» JEANNE
Anne Smith n'a paraît-il pas son pareil pour peindre les cargos, les ports, les docks, les bateaux et les marins. Quand l’opportunité s’est offerte à elle d’embarquer sur le porte-hélicoptères R97, l’artiste «britannique de naissance, française de nationalité et bretonne d’adoption» n’a pas hésité une seule seconde. Outre la possibilité d’effectuer «un voyage inoubliable» entre Fort-de-France et New York, le peintre officiel de la Marine avait cœur de témoigner et de raconter «sa» Jeanne.
« Le porte-hélicoptères Jeanne d’Arc est-il à vos yeux un bateau gris différent des autres ?
Pour moi, la Jeanne d’Arc, c’est véritablement un bateau charnière entre le passé et l’avenir. C’est un bâtiment qui concentre à la fois tout le savoir-faire des générations d’hier et celle du futur parce que c’est sur son pont que sont formés les futurs officiers de la Marine. Et puis, ce navire a quasiment le même âge que moi : 50 ans. J’y suis donc attachée. C’est également le premier «bateau gris» sur lequel j’ai embarqué, et ce avant ma nomination comme peintre de la Marine en 2005. Pour toutes ses raisons, j’aime la «vieille Dame». Il faut prendre soin d’elle. Je parle bien évidemment du bateau et pas de moi (rires). Plus sérieusement, mon vœu le plus cher actuellement concernant le bateau, c’est que des morceaux de la Jeanne continuent d’exister après son démantèlement. C’est fondamental pour consolider le patrimoine naval de notre pays.
Pourquoi la conservation du patrimoine de la Jeanne est-elle si importante à vos yeux ?
Au cours de ma carrière, j’ai toujours œuvré pour que l’on garde des traces du patrimoine naval. C’est important pour le souvenir mais également pour la mémoire collective. C’est en comprenant le passé que l’on peut se tourner vers le présent et surtout l’avenir. Les racines sont les prémisses de la compréhension. La Jeanne fait partie du patrimoine maritime industriel de la France, c’est indéniable. Des objets phares de ce bâtiment doivent être conservés et présentés au grand public. Et je ne parle pas que des pièces en laiton gravé à bord. Le patrimoine Jeanne est d’une richesse incroyable. Cela serait bien que des morceaux de Jeanne subsistent à Brest et pourquoi pas à Rouen, la ville marraine du bateau. Ces pièces phares ne doivent cependant pas être stockées dans un hangar à l’abri des regards ou nécessiter forcément un badge d’accès pour les voir. Vous savez, on pleure souvent en disant que les Français n’ont aucune culture maritime mais si le grand public ne peut pas approcher son patrimoine naval où allons-nous ? Comment pourra-t-on ensuite reprocher à ces gens leur manque de culture maritime ? Et puis, dans notre pays, l’univers maritime se réduit trop souvent à ses plages ou à ses festivals folkloriques. La mer, c’est plus que ça. Montrer l’univers des marins, leur quotidien et leur travail, c’est indispensable…
« La Jeanne, c’est le patrimoine naval de la France et de nous tous. Laissons l’opportunité au grand public de découvrir ce monument du patrimoine naval. L’univers maritime s’imprégnera ainsi dans le cœur des Français, et ce, même s’ils habitent loin de nos côtes…»
Avant d’embarquer sur la Jeanne, qu’aviez-vous en tête de peindre comme toiles ou aquarelles ?
J’avais une première image forte en tête : le dernier « coquetèle » en tenue tropical à Fort-de-France. Je l’imaginais avec tous les marins habillés en blanc, la chaleur de la Martinique et des femmes qui dansent. La seconde toile que j’imaginais, c’était l’arrivée à New York, la statue de la Liberté, Manhattan et les gratte-ciels… Pour démarrer, notre avion a eu du retard. Je suis arrivé in extremis pour le « coquetèle » à Fort-de-France. La fatigue, le décalage horaire, j’étais exténuée. Même si le « coquetèle » était conforme à l’idée que je m’en faisais avec la musique, les femmes virevoltantes dont des miss martiniquaises, j’étais cependant trop crevée pour envisager de réaliser une toile. Quant à New York, tout s’est déroulé à l’inverse de ce que j’imaginais. Nous sommes arrivés de nuit et sous un crachin.
Concernant la vie embarquée sur la Jeanne à proprement dit, vous aviez également en tête des toiles ou à des aquarelles à absolument peindre ?
Lorsque j’embarque, je n’ai pas de programme pré-établi. Je ne dresse pas un inventaire des toiles ou aquarelles que je vais réaliser. Ma première toile, je l’ai d’ailleurs effectuée au local PC Engin sur les recommandations d’un marin. C’est un endroit génial. C’est le local des manœuvriers. On y trouve toutes sortes de cordages et cette odeur de goudron si caractéristique. J’ai trouvé d’emblée que c’était un sujet fort. Ayant préalablement rencontré les musiciens je savais qu’ils répétaient chaque jour en mer entre 10 heures et 12 heures. J’avais donc mon second sujet. Après trois heures au local PC Engin, j’ai d’ailleurs décidé ce jour-là d’aller voir les musiciens. Quand j’embarque, je réalise souvent deux toiles simultanément. Ca me change les idées sinon j’ai trop « le nez dans le guidon » comme on dit. Et je perds le fil de mon inspiration et surtout ma fraîcheur. Quant aux techniques que j’utilise, elles sont liées d’abord à l’endroit et l’espace dans lequel je peins. Pour un espace restreint, je privilégie l’aquarelle. Je tiens compte également des conditions climatiques ainsi que de mon état physique. Quand j’ai du punch, je m’attaquer à une toile car j’ai l’envie et l’énergie pour travailler en grand format. A l’inverse, lorsque je suis fatiguée ou plus calme, je privilégie l’aquarelle.
«J’embarque et je peins pour témoigner, pour informer mais également pour faire rêver»
Dans toute votre œuvre, l’univers industriel maritime est prégnant. Sur la Jeanne, le monde des machines est un monde résolument à part. En y installant votre chevalet, qu’espèreriez-vous capter ?
Les machines de la Jeanne, c’est un lieu qui donne mais qui nécessite une énergie incroyable. Déjà, il faut y aller et y descendre avec son chevalet. Les coursives sont étroites et les échappées abruptes. C’est un endroit pas accessible à tout le monde. Témoigner dans les machines, c’est donc un privilège. Réaliser une grande toile s’est donc logiquement imposé. J’embarque et je peins pour témoigner, pour informer mais également pour faire rêver. Les machines sont magiques même si les conditions qui y règnent ne sont pas optimales pour un peintre. Aussi, j’ai préféré ne pas m’y rendre quand nous évoluions dans les mers chaudes. Avec la chauffe tôlée, ça aurait vite été insupportable. Non, j’ai choisi d’y poser mon chevalet avant l’arrivée de New York lorsque nous sommes entrés dans le courant froid du Labrador. Comme, de surcroît, ces jours de navigation se sont avérés remuants, j’étais donc mieux en machines. J’étais pour ainsi dire bien calée au fond même si ma toile a du subir la condensation et des fuites d’huiles. Cette toile, c’est pour ainsi dire une peinture à l’huile pour moitié et une peinture à l’eau pour l’autre moitié (rires).
Vous vous êtes également rendu dans le local barre…
… Sur les conseils d’un marin embarqué. Si les machines sont le «royaume» de l’huile et de la vapeur, le local barre c’est avant tout des pistons et une mécanique d’horloger. C’est incroyable de se dire que le joystick de navigation, situé au moins cinq ponts au-dessus, transfère sa direction à une ligne d’arbre qui quelques 180 mètres plus loin, impulse la direction du navire. En passant 7 heures là-bas, j’ai pu évaluer le bateau et ses mouvements de façon différente. Au local barre, tout est en laiton ou en cuivre, c’est incroyablement poétique. C’est beau, çà brille !
Vous avez également installée votre chevalet dans l’infirmerie, pour quelles raisons précisément ?
Car, c’est un lieu symbolique de la Jeanne. C’est un lieu qui montre à la fois le côté ancien du bateau et sa modernité. C’est exactement ce que j’ai voulu peindre en installant mon chevalet dans l’encadrement d’une porte donnant sur des lits modernes de réanimation et sur les lits anti-roulis conçus dès la construction du bateau. En confrontant ces typologies de lits, on saisit mieux la Jeanne, véritable trait d’union entre la Marine ancienne et la Marine moderne.
Après 15 jours d’embarquement sur la Jeanne et autant de productions sur le motif, comment jugez-vous votre travail ? Pensez-vous que votre production est complémentaire à celles d’autres peintres de la Marine ?
Evaluer son apport est un exercice difficile et très prétentieux ! (silence) Moi, je me suis efforcé de réaliser des oeuvres sur des sujets qui me touchent, tout en souhaitant mettre en valeur le patrimoine Jeanne si riche mais bientôt en voie de disparition. Les peintres de la Marine sont nombreux à avoir embarqué sur la Jeanne. Chaque peintre a travaillé selon sa sensibilité. Certains de mes confrères se sont intéressés à la dimension escale du bateau. L’exotisme, le voyage et la vie ailleurs les ont fortement imprégnés. D’autres se sont focalisés sur la faune et la flore environnantes tandis que certains se sont penchés sur l’architecture de ce bâtiment ou sur les savoir-faire du bord. Je crois que c’est en ajoutant toutes ses visions que se dégage une vision artistique globale de la Jeanne. Quant à mon travail artistique réalisé à bord, je le destine au grand public. Vous savez, en tant que peintre officiel de la Marine nous bénéficions de cette véritable chance de pouvoir nous adresser au grand public, et pas seulement aux marins ou à des cercles d’initiés. A ce titre, nous constituons, nous les peintres de la Marine, une « plus-value » intéressante pour l’institution.
Ultime question. Si vous aviez à décrire brièvement le porte-hélicoptères R97, quelle serait votre définition ?
Moi j’aime ce bateau. La Jeanne, elle est patinée. Si elle n’est cependant plus très bien adaptée aux réalités opérationnelles contemporaines, c’était pourtant le nec plus ultra à l’époque. La preuve, la Jeanne est encore là aujourd’hui. Ca montre que ses concepteurs avaient bien prévu et que ses utilisateurs en ont pris soin. Elle a bien duré et elle a bien servi. La Jeanne, c’est une belle bête ou plutôt une «vieille Dame» bien conservée. C’est une quinquagénaire toujours pétillante ! »
Propos recueillis par Stéphane DUGAST
Illustrations : © Anne SMITH / Photographies : Christophe GERAL