Reporter habitué à bourlinguer sur des terres éloignées des sentiers touristiques et commerciaux, Stéphane Dugast s’est cette fois passionné pour Paul-Émile Victor, le Groenland oriental et ses habitants en proie à de profondes mutations sociétales et climatiques.
LIRE LA PREMIERE PARTIE
Premier repérage en solitaire au coeur de l'hiver. Comment s’est ensuite mis en place votre reportage inititulé « Dans les pas de Paul-Emile Victor » ?
- Stéphane Dugast : « En fait, deux voyages-expéditions vont se mettre en place afin de confronter les récits de Paul-Émile Victor datant des années 1930 et notre vécu-terrain. Un premier voyage sera réalisé durant l’hiver 2006.
Avec Xavier Desmier, photographe à l’agence Rapho, nous partons sillonner la région d’Ammassalik en traîneaux à chiens, en bateau ou à pied sur la banquise, dans les fjords ou les villages. L’été suivant, nous revenons sur la côte Est du Groenland en compagnie de Stéphane Victor, l’un des trois fils de l’explorateur, et du cameraman Emmanuel Pittet.
Nous sillonnons une nouvelle fois cette région proche du cercle polaire à la recherche des lieux-clés des séjours de Paul-Émile Victor et d’éventuels témoins des passages de l’explorateur français.
En partageant, le quotidien des derniers chasseurs nomades du Groenland oriental, nous poursuivons également notre immersion au cœur de la société inuit afin d’en comprendre les réalités et les mutations.
« La modernité et le progrès ont fait irruption dans le quotidien Inuit »
70 ans plus tard, quels sont donc les principaux changements que vous avez pu mettre en évidence ?
- Comme dans n’importe quel village européen, les changements ont été nombreux en 70 ans. Au Groenland, ils ont toutefois été plus fulgurants qu’ailleurs.
Du temps de Paul-Émile Victor, les Inuits - encore appelés « Eskimos » - étaient un peuple nomade vivant de la chasse toute l’année, de la cueillette et de la pêche en été. Sept décennies plus tard, les habitants de cette région du globe sont tous devenus sédentaires.
Aujourd’hui, les chasseurs ne sont plus qu’une poignée. La modernité et le progrès ont fait irruption dans le quotidien Inuit. Les écrans plasma trônent dans les salons surchauffés. Internet est présent dans les écoles.
On trouve toutes sortes de produits de consommation dans des supermarchés. Si les famines ont disparu, les conditions de vie moins précaires, les maux apportés par le progrès sont nombreux. Le chômage sévit durement. L’alcoolisme fait des ravages chez certains… Heureusement, le tableau n’est pas tout noir.
Une partie de la population demeure dynamique. Le tourisme et l’écotourisme sont devenus une activité de plus en plus lucrative pour les chasseurs qui se reconvertissent en guide. Chaque village dispose d’infrastructures modernes. Des Inuits, comme notre guide Tobias, dynamisent cette société en proie à de profondes mutations.
« Sentinelles du climat de notre planète, les régions polaires nous indiquent clairement que la Terre est en surchauffe »
Au fil de vos voyages, quels ont été les principaux enseignements que l’on peut en tirer ?
- Paul-Émile Victor a incontestablement été l’une des grandes figures de l’aventure polaires du vingtième siècle. Ses séjours au Groenland oriental réalisés entre 1934 et 1937 lui ont non seulement permis de construire les fondations de sa vie d’explorateur mais grâce à ses travaux d’ethnologue l’Humanité a pu garder de précieuses traces sur les Eskimos et la « civilisation du phoque » comme l’avait surnommée Paul-Émile Victor. L’autre enseignement est que la société Inuit a dû assumer bienfaits et méfaits de nos sociétés modernes dans un laps de temps très court. Si tout n’est pas rose, globalement, je suis tenté de dire que les Inuits ont désormais compris qu’ils avaient leur avenir entre leur main. Que leurs traditions longtemps négligées pour différentes raisons sont une manne du futur. Les touristes, de plus en plus nombreux, en sont friands. Néanmoins, le plus préoccupant là-haut, ce sont les répercussions du réchauffement climatique déjà palpables.
Justement concernant le réchauffement climatique, qu’avez-vous constaté sur place plus précisément ?
- En sillonnant fjords, montagnes et glaciers, on a directement mesuré les effets du réchauffement climatique. On a pu évaluer l’ampleur des dégâts. Au pied des glaciers, en comparant la leur ligne de front annoté sur les cartes topographiques dressées en 1935 à partir de photos aériennes à la ligne de front actuel, le recul s’évalue en dizaines de kilomètres. Au pied des glaciers, on constate également leur diminution en épaisseur. Ce recul est visible sur les strates rocheuses auxquels les glaciers sont adossés. Les effets du réchauffement climatique sont non seulement visibles mais directement palpables pour la communauté inuit qui survit dans cet univers parmi les plus hostiles de la planète depuis des millénaires. En interrogeant les chasseurs locaux, on a constate également l’ampleur des dégâts. Les routes migratoires ont changé. Les navigations sont devenues plus compliquées du fait du morcellement accru de la banquise lors de sa fonte en été. L’hiver, se déplacer en traîneau est devenu dangereux du fait de la diminution de l’épaisseur de la banquise… Sentinelles du climat de notre planète, les régions polaires nous indiquent clairement que la Terre est en surchauffe. Pourtant, certains se frottent les mains ! On estime ainsi que long de la côte orientale dormirait l’équivalent de la moitié des réserves en hydrocarbures de l’Arabie Saoudite. La disparition de la banquise permettrait ainsi d’en exploiter ces ressources. L’Homme est parfois cynique. Longtemps en marge des grandes destinations touristiques et des mouvements géopolitiques, la côte orientale du Groenland attise désormais bien des convoitises à cause de la richesse de ses sous-sols encore non exploités. Avant cette ruée vers l’or noir, il était vital de témoigner sur cette région du globe et sur ses habitants. En digne héritier de Paul-Émile Victor, écologiste précurseur et ardent défenseur de la planète ! »
FIN